La lecture des différentes publications sur la parité femmes-hommes dans les filières culturelles pourrait rendre optimiste quant à la réduction des inégalités genrées. Par rapport aux années précédentes, les femmes sont mieux représentées en 2024 aux postes de direction des structures de création artistique soutenues par le ministère de la Culture, dans l’encadrement de l’administration centrale du ministère et de celui de ses opérateurs, dans les instances décisionnelles des métiers de la culture, et sont même désormais majoritaires aux postes de direction de l’audiovisuel public 1. La proportion de femmes à la direction des scènes de musiques actuelles (SMAC) a presque doublé en cinq ans, passant de 13 % en 2019 à 23 % en 2024.
Cette progression globale de la parité doit toutefois être nuancée. L’exemple de la direction des SMAC montre un écart avec les hommes toujours abyssal, puisqu’elles étaient 21 femmes contre 71 hommes à occuper ce poste au 1er janvier 2024 2. L’édition phonographique et les métiers relevant de l’intermittence technique dans la musique et le spectacle vivant demeurent par exemple largement dominés par les hommes
On part d’inégalités plus criantes dans certaines filières et le chemin vers la parité est loin d’être homogène partout. Aussi, certains secteurs et types d’emploi restent des bastions masculins. L’édition phonographique et les métiers relevant de l’intermittence technique dans la musique et le spectacle vivant demeurent par exemple largement dominés par les hommes, qui représentent respectivement deux tiers des effectifs au national en 2023 3. Cela est même accentué au sein des structures adhérentes du pôle Haute Fidélité : les studios d’enregistrement et de répétition comme les labels et éditeurs musicaux n’ont que des directions masculines, et les femmes ne pèsent que 13 % des effectifs intermittents du domaine technique en 2023 4. Enfin, la progression n’est pas uniforme dans le temps : les données les plus récentes du ministère de la Culture ou du Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac) indiquent une stagnation, voire une régression de certains indicateurs de parité 5. Comparer des indicateurs sur la dernière année, sur les cinq dernières années ou sur les dix dernières années conduira de ce fait à des enseignements différents.
Tout dépend donc de ce que l’on mesure et de la manière de le mesurer. Du reste, la sélection d’indicateurs tend à reléguer dans l’ombre d’autres formes d’inégalités structurantes, du moins à les mettre en corrélation moins systématiquement : par exemple les inégalités devant la situation de parentalité et l’interruption de carrières, ou l’entrée en formation et l’accès aux filières conduisant à des métiers plus rémunérateurs. Il est bien de porter la focale sur des inégalités lourdes de sens (la part de femmes dans les postes de direction et de gouvernance d’établissement labellisés par exemple), mais il convient de ne pas oublier que ces inégalités-là concernent en l’occurrence des femmes en position dominante dans le secteur culturel (être à la tête d’établissements labellisés n’est pas à la portée de tou·te·s).
Observer implique des choix (on ne peut tout mesurer), et il importe donc d’avoir un regard fin au sein des différentes filières culturelles, qui ne sont pas caractérisées par les mêmes inégalités. Par ailleurs, un cadre national est indispensable mais l’échelon territorial semble être le plus efficace pour agir : il faut en ce sens pouvoir disposer de données genrées territorialisées, qui pour le secteur culturel font encore largement défaut en région Hauts-de-France. Des chantiers se développent peu à peu pour mieux se coordonner et mutualiser les travaux menés, en lien avec la Région, l’État et différentes « têtes de réseaux » (collectif HF+, Syndeac, Pictanovo, 50° Nord – 3° Est, FNAR/Pôle Nord, Haute Fidélité). Il y a ici une réflexion de fond à mener conjointement sur l’évolution des indicateurs et catégorisations existantes pour saisir les minorités de genre et de sexualité dans leur pleine diversité. L’enjeu n’est pas seulement d’inclure et de rendre visible ces minorités. Il est aussi d’ouvrir des possibilités d’existence pour ces groupes en devenir, qui interrogent et transforment en retour les catégories binaires dominantes (femmes/hommes, hétérosexualité/homosexualité, etc.) 6. Enfin, pour ne pas se limiter aux constats sur l’ampleur des inégalités à partir de données agrégées, l’analyse qualitative permet en complément d’éclairer les ressorts profonds de ces inégalités et de leur reproduction.
Au gré des scandales concernant les violences et harcèlements sexistes et sexuels (VHSS) et des luttes consécutives (#MeToo, #MusicToo, etc.), l’enjeu de la parité s’est imposé dans l’agenda public, au point de devenir une question sociale majeure des quinze dernières années. Pour autant, malgré cette mise en visibilité et les efforts pour une meilleure représentativité, est-ce que les représentations, les mentalités évoluent de manière concomitante ? Les remarques sexistes et autres violences sont-elles de l’histoire ancienne ? Sans surprise, la réponse est non. Si la question des inégalités femmes-hommes ne fait plus débat, le sexisme quotidien comme les VHSS sont encore très largement vécues par les femmes, et l’adhésion aux stéréotypes sexistes demeure très forte voire se renforce, en particulier chez les hommes qui peinent à se sentir concernés 7. Les discriminations et VHSS en milieu professionnel sont vivaces, comme l’a rappelé la récente commission d’enquête relative aux violences dans le monde des arts et du spectacle présidée par la députée écologiste Sandrine Rousseau 8, et le secteur musical est loin d’être épargné 9. L’enjeu de l’égalité professionnelle et économique est crucial : alors qu’elles représentaient près de la moitié des personnes actives en 2022, les femmes gagnaient en moyenne 14,9 % de moins que les hommes dans le secteur privé 10, écart qui s’élève à 16 % dans les entreprises du spectacle et de l’audiovisuel 11. Ces écarts de rémunérations traduisent la répartition différenciée des hommes et des femmes dans l’emploi : elles occupent plus souvent des postes peu qualifiés et moins souvent des fonctions et métiers mieux rémunérés, travaillent par ailleurs plus à temps partiel en étant davantage sujettes aux interruptions de carrière. La loi ne suffira pas à changer la donne
La loi ne suffira pas à changer la donne, c’est la persistance de stéréotypes, d’idées reçues, de mentalités sexistes qui nourrissent ces discriminations (dans les recrutements, les promotions, les responsabilités confiées, la vie conjugale, etc.).
Malgré des évolutions favorables, on constate donc surtout d’énormes marges de progression pour enrayer ces formes de domination. On ne peut qu’abonder avec le constat posé par le Syndeac en exergue d’une de ses enquêtes sur les égalités dans le spectacle public : « La progression des indicateurs est une réalité. Une autre réalité est que le partage du monde et de la visibilité est toujours défavorable aux femmes » 12. Il faut bien prendre conscience du fait que la domination patriarcale a colonisé les esprits de tou·te·s de longue date, et que l’entreprise de décolonisation va prendre du temps, demander de l’énergie, des combats contre l’inertie et les franges les plus réactionnaires.
La mesure des inégalités et la mise en évidence de leurs causes structurelles est un nécessaire point de départ. Comprendre pourquoi et comment elles sont reproduites donne des armes à chacun·e pour mieux les combattre. Il s’agit en réalité d’un levier d’action parmi d’autres sur la réalité sociale : disposer de connaissances irréfutables est autant un outil d’éducation et de responsabilisation collectives que d'empowerment pour les catégories de personnes discriminées. On sait par exemple que les femmes représentent près de deux tiers des effectifs de l’enseignement supérieur artistique et culturel, accèdent autant au premier emploi qu’aux hommes dans le secteur culturel, sont légèrement minoritaires dans les professions culturelles mais largement sous-représentées dans les postes à responsabilité, sur scène ou parmi les artistes consacré·e·s. Cela s’explique notamment par une incertitude des carrières plus prononcée chez les femmes, qui ont moins de ressources (réseaux, projets et sources de pluriactivité) et plus de contraintes (assignation à des esthétiques, des répertoires et âgisme plus marqués, vie conjugale et parentalité), alors même que le fait de « durer » et de « réussir » tient beaucoup aux logiques de réputation et de cooptation dans ces métiers 13. Au-delà de révéler ces inégalités, cela contribue peu à peu à dégager des ressources dédiées à leur réduction : Un indicateur reste abstrait ; entendre une femme parler de son parcours peut inspirer et susciter des vocations
ressources intellectuelles et pratiques (de l’étude universitaire au dispositif SAFER, en passant par l’annuaire Majeur·e·s), allocation de fonds publics ou privés, mutualisation de moyens humains ou financiers... L’objectivation des inégalités nourrit ainsi l’action militante et politique, l’éducation et la formation, les logiques de mentorat et de transfert de savoir-faire, les innombrables mesures législatives et dispositifs d’action publique. Bref, les initiatives très concrètes de réduction de ces inégalités qui, en retour, donnent sens et consistance à ces opérations de mesure. La mise en lumière de role models est doublement intéressante à ce titre. Ils offrent des modèles d’identification positifs, et incarnent un horizon des possibles par des trajectoires et expériences de vie. Un indicateur reste une donnée abstraite ; entendre une femme parler de son métier, son parcours, ses combats contre l’adversité peut davantage inspirer et susciter des vocations.
Un point crucial réside dans le fait que les inégalités s’imbriquent et se renforcent. Ainsi, les inégalités de santé et de conditions de travail se cumulent à celles liées à l’emploi, héritage du fait que les organisations du travail restent en majorité pensées par et pour les hommes 14. Autre exemple, le caractère systémique des VHSS relève de mécanismes similaires qui contribuent à leur reproduction autant en milieu professionnel que festif ou familial. Ces violences se perpétuent par la silenciation, la banalisation et d’autres facteurs bien documentés, et touchent beaucoup plus les personnes vulnérables et les femmes, en particulier celles issues de minorités raciales ou de genre et de sexualité 15. Il y a donc un enjeu fort à penser les inégalités ensemble, pour identifier les ruptures d’égalités et les leviers appropriés, chantier notamment ouvert par le Centre national de la musique dans le cadre de sa feuille de route Égalité et Inclusion 16.
Réduire les inégalités de genre profite à toute la société : la hausse du taux d’activité, des salaires et d’évolutions de carrière des femmes entre 1995 et 2015 a ralenti de deux points les inégalités de revenus au sein des pays de l’OCDE 17. Il ne s’agit donc pas uniquement d’un impératif moral et de justice sociale à destination des catégories de personnes discriminées, mais du bien commun. Gageons qu’une politique (encore) plus volontariste en la matière puisse accélérer les transformations en cours et s’appuyer davantage sur la société civile. De nombreuses organisations militantes, syndicales et professionnelles regorgent d’idées : éducation à l’égalité à travers un programme de sensibilisation et d’orientation, régulation de la présence et de l’image des femmes dans le secteur numérique, instauration d’un service public de la petite enfance, réforme du congé paternité pour l’étendre et le rendre concomitant au congé maternité, consolidation des mesures de prévention et de répression des VHSS, introduction de conditions impératives sur l’emploi par décrets et arrêtés ministériels, égaconditionnalité des aides publiques pour favoriser la parité dans l’emploi, extension de l’indice d’égalité en termes d’emploi et de rémunération pour le secteur musical aux structures de moins de cinquante salarié·e·s, revalorisation des métiers à prédominance féminine, incitation des jeunes femmes et hommes à s’orienter vers des filières où elles et ils sont sous-représenté·e·s... 18
Le nouveau plan de lutte contre les VHSS du ministère de la Culture semble aller dans le bon sens, en étendant la conditionnalité des aides et des labels au respect des obligations en matière de lutte contre les VHSS, en élargissant l’obligation de formation à de nouveaux secteurs et professionnel·le·s, ou encore en renforçant la prévention et le signalement des VHSS ainsi que l’accompagnement des victimes 19. Le Syndeac affiche également sa volonté d’aller plus fort et plus loin, au regard d’avancées jugées insuffisantes en matière de parité. Outre une consolidation de ses indicateurs de mesure, Le changement n’est pas inéluctable et souvent trop lent au goût de tou·te·s
il envisage l’égaconditionnalité ou l’égapolitique (inscription d’objectifs paritaires dans les conventions pluriannuelles d’objectifs) pour passer de la sensibilisation à la « contrainte pédagogique » 20. Il reste à voir comment les différentes initiatives mises en place ou en chantier vont se coordonner, pour éviter les effets de superposition et d’éparpillement, et dans quelle mesure les moyens dédiés seront suffisants pour répondre aux ambitions affichées. On touche là à un frein majeur au changement, comme en témoignent la précarité et la faible valorisation des postes voués à promouvoir l’égalité et la lutte contre les VHSS (si tant est qu’ils existent). Fréquemment exercées par des femmes, en contrats courts et en bas de la hiérarchie, ces fonctions restent très exposées, dépourvues de moyens et soumises au bon vouloir des employeurs malgré leur caractère indispensable 21. Une chose est certaine : le changement n’est pas inéluctable et souvent trop lent au goût de tou·te·s (surtout pour les personnes victimes de discrimination), continuons donc à le provoquer.